Cette Paix-là ne pourra que difficilement résusciter, ou seulement dans le cœur de ceux qui la cherchent, au détour d’un processus de deuil et de nombreux questionnements. Pour les protagonistes du conflit, il s’agit moins d’une manche de tennis où chacun se serre la main en saluant l’exploit de l’autre, que de la perte totale d’un équilibre intérieur qu’il avait farouchement défendu. “J’ai perdu. Ça veut dire que…” . S’en suit inéluctablement une perte d’estime de soi, une crise, une refonte de sa vie, de ses engagements… Parfois pour le meilleur, parfois pour le pire.
Quand l’avocat était entré en scène et avait découvert les premières pièces du dossier, la Paix était seulement écorchée vive, il n’y avait alors qu’une blessure, un saignement lent, constant qui épuisait et inquiétait les parties. Cette blessure nécessitait d’être exprimée, comprise et pansée. Subsistait alors un mince espoir, qu’une médiation rapide et inefficace a anéanti. Pas que le médiateur fasse du mauvais travail, juste que les parties sont agitées par leurs blessures. Elles agissent aveuglément et sans remise en question, mues par les pulsions inconscientes de leurs mécanismes de défense : contrôle, déni, manipulation, négation, projection, victimisation… Les ombres de chacun s’élèvent alors et se meuvent dans une Capoeira étrange et funeste. L’heure n’est plus à la séduction, ou seulement celle destinée au représentant de la Loi.
Autour de la table, le médiateur tente de calmer les ombres de chacun et cherche la paix, il est parfois le seul. Les deux autres, dans les cordes d’un ring, veulent surtout éviter de recevoir le prochain coup.
Vouloir la paix et ne pas vouloir la guerre sont deux choses différentes. Celui qui cherche la Paix la trouvera, là, agitée, gisante, attendant d’être nourrie de l’attention mutuelle d’au moins un des deux protagonistes… Celui qui veut éviter la guerre commence la course à l’armement. Au départ, il veut juste s’assurer de garder l’autre en respect. Mais la course à l’armement fait peur, elle crée une guerre froide. On dit oui, d’accord, mais on ne l’écrit pas, ou avec de multiples conditions intenables, on avance vers un accord et on monte un dossier en parallèle au cas où. Paradoxalement, autour de cette table, chacun se protège et cherche à éviter de se faire féconder par la vérité de l’autre. Sous les arguments sensés le stress augmente. La peur nourrit le conflit aussi sûrement que le lait, le nourrisson.
Or, un stress continu altère le fonctionnement cognitif. Désormais privé de toute intelligence émotionnelle, chacun raisonne avec aberration. Ainsi s’exprime un mental imprégné de peur: « Dans le fond, une grosse partie du problème, c’est que l’autre refuse de voir les choses comme moi et de faire ce qu’il faut. Il suffirait qu’il/elle…, mais il/elle n’en fait qu’à sa tête ». Le mental aime simplifier les choses: désormais, le problème c’est l’autre. Au cœur de tout conflit, chacun prie: « Puisse l’autre plier devant mon arsenal de preuves et d’arguments, qu’il se rende à l’évidence et dépose les armes. Cela suffirait à trouver un accord et à arrêter le conflit ».
Il s’agit d’avoir maintenant l’ascendant. Le convaincre, pas seulement l’intimider: l’écraser. L’éloigner du bord dangereux encore purulent de sa propre blessure d’enfance. Celui qui a peur de devoir se remettre en question doit dominer l’autre.
Mais, qui veut être l’autre ? Qui veut être le vaincu dans une société faite pour les winners ? Qui veut vivre cette humiliation? Qui veut être le fautif désigné par le juge ? Qui veut vivre cette sensation d’être incompris par la Loi ? Qui veut revivre ses multiples blessures d’enfance, en public, et devant celui que jadis on a aimé / apprécié et qui nous a trahi puisqu’il nous a amené ici, dans cette cour ? Qui donc veut être mis à nu ? Qui, enfin, souhaite la mise à mort publique de son ego ?
Un fou, peut-être, se lancerait dans cette arène. Celui qui ne l’est pas va se battre. Celui qui a connu la déconstruction et la reconstruction de son ego pendant l’enfance n’a pas aimé ça du tout. Il faut être aventurier de l’extrême pour se promener sur la face Nord de la vie, ou insensé pour vouloir la nuit noire de l’Ame. Elle nous plonge dans une abysse dans laquelle un sentiment terrible de solitude et d’être totalement incompris nous envahit. C’est se confronter à l’angoisse du doute perpétuel. C’est ne plus savoir qui on est, ni comment agir. C’est ne plus savoir par où aller. La déconstruction de l’ego, c’est la perte du tout ou d’une partie de la fondation de notre personnalité.
C’est surtout la peur de ne jamais s’en relever. Même si, un beau matin, pour survivre à une énième séance de bulletins scolaires, l’enfant a décidé que papa était un connard quand il lui a demandé « tu veux finir caissier chez Cora? ». Depuis qu’il en a décidé ainsi, l’enfant se sent mieux quand son père l’insulte, il a moins de doute sur lui et arrive à mieux réagir. Il s’inquiète moins de lui plaire et de l’avenir… Un nouveau système de pensées le protège. Une nouvelle dimension de l’Ego est née. Et cette fois, cet Ego ne dit plus « je suis nul », il dit : « J’ai raison et lui tort ». Et sûrement qu’à cette époque, devant ce père intransigeant, c’était assez sain de le croire…
C’est comme ça qu’avoir raison est devenu une obsession chez l’Homme.
Alors, chacun se bat pour ne pas prendre le risque de se remettre en question, de se déconstruire. Et les pièces du dossier s’empilent, la guerre froide continue dans les conversations virtuelles, dans les couloirs ou sur les parkings; puis des vieux mails ou photos resurgissent du passé, les profils Facebook et Instagram sont auscultés à la loupe et exhibés à la recherche d’une faille, chacun cherche à mettre en lumière ce qu’il y a de plus vil chez l’autre et que l’autre veut maintenir caché… L’autre a tort et je vais le prouver par n’importe quels moyens.
Les bases de nombreuses médiations sont pourries comme un plancher vermoulu. Les dés sont pipés, ils le sont davantage si la médiation est imposée. Chacun défend alors farouchement son système de pensées en place, et aucun n’est prêt à lâcher sa posture, son équilibre. Pendant ce temps, la Paix attend d’être nourrie dans une cache sombre. Tout le monde s’inquiète de son absence, mais il se rassure en pensant erronément qu’elle se montrera et se rétablira pleinement avec le coup de marteau annonçant la victoire. Sa victoire. Ça les motive à armer davantage et à mettre un coup de pression à l’autre: qu’on en finisse bon sang !
Le moindre faux pas fait peur. Le moindre geste (plainte à la police, pièce ajoutée au dossier, mail…) génère un stress et fait armer le fusil de l’autre. La tension est à son comble et libère quelques doses d’adrénaline et de dopamine dont quelques-uns sont addicts. Parties comme juristes. Mais pour celui qui subit, c’est l’avalanche de cortisol, le cerveau se dégrade progressivement, l’amygdale et l’hippocampe clapotent, déclenchant dans leur chute un cortège de symptômes qui continueront à mettre en échec tout raisonnement sage et lucide.
Le médiateur sera contraint de jeter l’éponge. Puisqu’ils sont résolus à se battre en duel, autant attendre, comme dans un bon western que Le Bon gagne, et dans sa grande clémence, qu’il fasse un geste digne pour libérer La Brute.
Quand l’éponge de la médiation tombe au sol, c’est le coup d’envoi. Le plus confiant des deux charge, armé de son « j’ai raison » et d’une pléiade de preuves et d’arguments. En face, l’autre ne l’accueille pas d’un simple : « ah bon ? J’ai tort ? » ce qui était encore naïvement espéré et aurait pu calmer les velléités de l’assaillant. Non, l’autre en face, bien décidé à ne pas revivre les tourments de cette blessure d’enfance encore à vif, est terrifié et s’agrippe à son arme.
La peur est montée encore d’un cran quand il a compris qu’il n’y a plus d’alliance, sans réaliser qu’il a été le premier à la lâcher. L’alliance c’était la confiance que l’on place en l’autre dans sa capacité à agir dans un objectif commun, quelque chose de précieux qui les rassemblait et auquel ils tenaient l’un comme l’autre. S’il n’y a plus d’alliance, alors la paix est plus que menacée, elle est en otage.
Ensuite, M/Mme le(a) Président(e), tout est allé très vite, on ne sait plus très bien qui a tiré en premier, l’estime de l’un a été écorchée, l’Ego de l’autre a été brièvement ravalé, la confiance dans la Loi est tombée, les vices de formes sont dénoncés, puis le coup de grâce a été donné quand, comme un taureau excité par la bannière rouge de l’avocat, la justice s’est occupée des pièces rajoutées plutôt que du préjudice originel du plaignant. Préjudice qui, s’il avait été écouté en profondeur par les parties présentes, aurait pu trouver, si pas réparation, du moins apaisement.
Voilà les circonstances de la mort de la Paix, M/Mme le(a) Président(e). Elle est morte de faim, puisque personne ne l’a nourrie pendant ce temps. On compte autant de coups post-mortem. Les lésions sont multiples, des coups donnés à l’aveugle par chacun.
Quand on retourne le corps évanescent de la Paix, on voit des coups retors placés en bas, dans le pli de l’aine, au talon d’Achille ou dans le dos. Des coups frappés par deux assaillants différents, tout deux pris de folie meurtrière. Ils ne savaient pas, M/Mme le(a) Président(e), qu’en frappant l’autre, c’est la Paix qu’ils tuaient. Leur paix.
Il est temps de couvrir la dépouille d’un linceul de regrets. Certes, l’intention d’aucun n’a été de tuer la Paix. L’intention de tous est seulement de rendre justice à cet équilibre psychologique qu’un jour on a trouvé, cette précieuse homéostasie qui nous protège de la sensation de devenir fou.
Ils pensaient, M/Mme le(a) Président(e) qu’ils garderaient cet équilibre en se privant de la vérité de l’autre, en restant avec cet agencement bancal de croyances qu’un jour étant enfant ils avaient trouvé: l’Autre a tort! Et puis ils s’y sont accrochés parce qu’en y croyant, la vie avec ce père devenait plus digeste. Ils pensaient qu’être adulte consistait à protéger cet équilibre, qu’ils devaient juste avoir raison pour se sentir en sécurité. Personne ne leur a appris que grandir consistait au contraire à remettre cet équilibre en jeu tout en incluant la vérité de l’autre, ni que vivre consistait à passer d’un équilibre à l’autre, qu’il était sain de lâcher les versions de Soi poussiéreuses… Ils ont juste oublié de bien grandir, M/Mme le(a) Président(e).