Carte blanche

De l’affaire Thomas Lubanga à l’affaire Kamwina Nsapu

par Pierrot Chambu Ntizimire
Juriste à l’Université officielle de Bukavu et à l’UCLouvain
Membre du CA d’Avocats Sans Frontières

par Aurore Vermylen
Anthropologue à l’UCLouvain et l’UCSC
Membre du CA d’Avocats Sans Frontières

Cet article propose de réfléchir en quoi l’impunité de la justice internationale en République démocratique du Congo (RDC) contribue à perpétuer l’impunité des chefs de guerre, mais aussi à certains égards de certains pans de la justice coutumière. En effet, dans la lignée d’une réflexion sur les aspects multiculturels du droit, nous avons choisi de faire dialoguer les différents appareils de résolutions de conflit qui existent au sein du pays, et voir quelle était la particularité de chacun d’eux face au sentiment d’impunité (voire à l’impunité tout court) qui perdure et qui permet la perpétuation des conflits armés en RDC.

Le conflit armé en cours en RDC, plus précisément la situation actuelle en Ituri, prouve à suffisance les limites de la Cour pénale internationale (CPI) à mettre un terme à l’impunité. Lorsque la CPI a rendu le 14 mars 2012 sa première décision historique depuis sa création, dans l’affaire Thomas Lubanga, elle ne pouvait pas s’imaginer que celui-ci se trouverait aujourd’hui à la tête d’un groupe armé accusé de mener des attaques armées2. Nous allons tenter de démontrer, dans une approche rétrospective, critique et prospective que l’impunité dont jouissent les auteurs de crimes graves en RDC est à la base de la méfiance croissante à l’égard du système judiciaire classique (national et international) et pousse les victimes à se tourner vers un mode alternatif de règlement des litiges qui n’est pas à son tour exempt de critiques.

Il est important de rappeler que l’affaire Thomas Lubanga est non seulement la première affaire que la CPI a tranchée au fond, mais également la première affaire pour laquelle la voie à la procédure de réparation pour les victimes a été ouverte. En effet, l’avènement de la CPI a été largement salué par la communauté internationale après un long processus, entamé le lendemain de la Seconde Guerre mondiale, qui a duré plus de 50 ans. Ce processus s’est matérialisé en 1998 lorsque les représentants de 120 pays réunis à Rome ont approuvé le statut de Rome, traité fondateur de la CPI, qui est entré en vigueur en 2002 par la soixantième ratification de la RDC. Ce pays s’est en plus distingué en déférant devant la CPI la situation en Ituri à l’issue de laquelle Monsieur Thomas Lubanga a été poursuivi et condamné pour crimes de guerre consistants à avoir procédé à l’enrôlement, la conscription d’enfants de moins de 15 ans et pour les avoir fait participer aux hostilités. Condamné à 14 ans de réclusion, à la suite d’une demande de réduction de peine adressée à la CPI, Lubanga s’était engagé à devenir un élément clé dans la réconciliation des communautés de l’Ituri, pour demander des excuses à toutes les victimes. Après avoir purgé sa peine à la prison de Makala où il avait été transféré, Thomas Lubanga a été libéré le 15 mars 2020.

À sa sortie de prison, Thomas Lubanga s’est engagé en politique comme candidat député national, mais sa candidature a été annulée par la Cour constitutionnelle congolaise3. Le 24 mars 2025, Thomas Lubanga crée la Convention pour la révolution populaire (CRP). La CRP possède une branche armée, dénommée Forces pour la révolution populaire (FRP). Les FRP disposent d’une hiérarchie militaire qui supervise « sept zones de défense » couvrant toute l’Ituri4.

De ce qui précède, il en découle les limites de la CPI à contribuer à empêcher que les crimes ne soient à nouveau perpétrés par des personnes condamnées par cette Cour. Cela conduit à questionner le bienfondé de la peine devant la CPI et le sort des victimes. La consternation est donc double : le caractère dissuasif de la sanction pénale ainsi que les droits des victimes à obtenir réparation sont mis à l’épreuve. La situation actuelle en Ituri démontre les limites des objectifs recherchés dans la création de la CPI, entre autres, contribuer à instaurer une paix à long terme et à faire reculer l’impunité des auteurs de plus grands crimes. Toutefois, ces limites ne sont pas exclusives à la CPI. Les juridictions et politiques de lutte contre les crimes internationaux ont montré également leurs frontières dans plusieurs affaires devant le juge interne en RDC. Plus précisément, alors que le Procureur de la RDC avait estimé que d’autres chefs d’accusation pouvaient être maintenus à charge de Thomas Lubanga et de Germain Katanga, ils ont été libérés de la prison de Makala sous prétexte de favoriser le dialogue entre communautés. Néanmoins à ce jour, aucune action n’a été entreprise pour permettre aux victimes de ces deux chefs de guerre d’obtenir réparation.

Cette situation ci-haut décrite crée une méfiance de la part des victimes et pousse les individus à préférer des modes coutumiers de règlements des litiges qui malheureusement ne procurent pas assez de protection. La plupart des études sur la justice coutumière au Congo montre que la population a un sentiment de confiance plus grand envers celle-ci qu’envers les institutions de droit écrit. Ainsi, dans une étude réalisée par et pour Avocats sans frontière (ASF), il était démontré que les dysfonctionnements des institutions étatiques, et la grande méfiance importante qu’elle suscite au sein de la population expliquent le recours récurent aux acteurs communautaires. Dans une étude de la Harvard Humanitarian Initiative qui aborde notamment le sentiment de méfiance face aux instances juridiques, il est montré que le sentiment de méfiance envers les institutions de droit écrit est nettement plus important que pour les instances de droit coutumier. Par exemple, dans le territoire de Djugu en province d’Ituri, le système national du système judiciaire civil fait face à un taux de méfiance de 77%, les audiences foraines des juridictions civiles de 80%, les audiences foraines des juridictions militaires de 90%, les tribunaux militaires de 73% ; alors que la justice coutumière n’est confrontée à un taux de méfiance que de 54%, les barza communautaires/intercommunautaires de 58%, et les comités de paix locaux de 59%5.

« Les acteurs communautaires sont appréciés par les justiciables de par la quasi-gratuité ou le moindre coût de leurs procédures comparativement aux acteurs étatiques et judiciaires, leur proximité avec la population, leur maîtrise des coutumes du milieu, et le fait qu’ils parlent les langues locales, ainsi que l’accent mis sur la paix sociale et la durabilité des solutions proposées »6.

En Ituri, ce sont les chefs coutumiers qui sont les plus sollicités en cas de règlement de litige, notamment du fait du respect pour la chefferie. On le voit, la place de la coutume a une importance considérable, surtout lorsque l’on se trouve dans des zones éloignées des espaces urbains, qui sont justement les zones où les conflits sévissent le plus massivement. Dans ces espaces, la justice étatique est de toute manière hors de portée, lente, opaque, dans une langue non toujours comprise, et peut être dès lors perçue comme une justice hors de tout champ des possibles. Ces études sur la confiance renforcée dans les espaces de justice coutumière témoignent également d’une confiance « faute de mieux », qui ne reflète pas des choix rationnels entre deux appareils de droit qui seraient équitablement concurrentiels. Selon des anthropologues du droit de l’université de Liège, la justice de proximité (donc les tribunaux de paix de droit écrits introduits en 2006 en RDC pour remplacer la justice traditionnelle) serait perçue comme une justice de riches. La justice étatique est hors de portée sauf quand on est un notable, et qu’on est habitué à manœuvrer l’administration publique congolaise.

Cette confiance envers la justice coutumière s’inscrit donc dans un pragmatisme et parfois dans des obligations claniques ou coutumières. Elle n’empêche pour autant pas un certain cynisme face à l’impunité de personnes comme Thomas Lubanga, mais également face à certains acteurs de justice coutumière qui peuvent, eux également, être pris dans des dynamiques qui conduisent à l’impunité quasiment généralisée. En effet, des affaires comme celle des milices « Kamwina Nsapu » au Kasaï central montrent que les chefs coutumiers peuvent être pris eux-mêmes dans des abus et dans des instrumentalisations politiques.

L’affaire Kamwina Nsapu prend son origine dans un conflit de succession au sein de la famille royale du même nom, et à la suite d’un ressenti de manque de respect des chefs coutumiers par les autorités étatiques. Cette lutte pour le pouvoir coutumier se transformera en lutte contre les institutions étatiques, dans la lignée d’un ressenti d’impunité d’exactions commis par ces acteurs envers les institutions coutumières. Pourtant bien localisée dans un premier temps, elle prend la forme d’une milice multicéphale enracinée dans les pratiques coutumières fortes et finit par s’étendre dans toute la région. Les exactions commises par ces milices seront nombreuses (enfants soldats, morts de millier de personnes, exil de plus de deux millions de Congolais, etc.). Très vite, et bien qu’ayant pris racine dans une volonté de défendre le pouvoir coutumier, ce dernier sera instrumentalisé à des fins politiques. Les milices seront récupérées notamment par les chefs coutumiers d’autres localités en quête de leadership. Dès lors elle servira les conflits locaux, mais aussi et surtout elle procurera des avantages aux chefs, comme
« une estime auprès des autres dans le village ainsi que des ressources allant de pair avec ce titre, particulièrement lors de l’occupation et de l’exploitation des carrés miniers»7. Par ailleurs, surfant sur la coutume, parmi les exactions de ces milices, elles mettaient en place des « tribunaux » expéditifs où les condamnés étaient aussitôt exécutés. L’affaire Kamwina Nsapu est une parfaite illustration d’un cas où les affaires coutumières peuvent à leur tour déstructurer les communautés, lorsque les chefs en position de pouvoir bénéficient « d’appuis et de complicité dans des ‘réseaux d’élite’ qui ‘au sein de l’armée et de la scène politique’ rivalisent pour le partage des pouvoirs »8.

De fait, dans toutes les zones de guerre, une position de pouvoir ou d’influence entraine inévitablement un lien fort avec les conflits. Avec cet exemple, on le voit, les chefs traditionnels, ceux-là mêmes responsables de la résolution de conflits coutumiers, ne sont pas exempts de créer des alliances avec des milices qui commettent des crimes contre l’humanité dans le pays. Non seulement certains d’entre eux peuvent surfer sur le climat d’impunité, mais, ayant des droits exorbitants sur les terrains coutumiers9, ils ont également une énorme main mise sur le local, et surtout sur les dynamiques extractivistes qui sont profondément corrélées aux conflits.

« Les enjeux de pouvoir et d’appropriation territoriale se trouvent au cœur d’une situation de conflictualité permanente handicapant le développement. Ainsi, c’est la fragilité de l’État, du clientélisme politique et de l’utilisation par les élites de l’ethnicité aux moments de crise que proviennent de nombreux conflits parmi lesquels […] ceux liés à une difficile coexistence du légal et de la légitime et ceux opposant le pouvoir coutumier au pouvoir de l’État » 10.

Certes, la population témoigne d’un sentiment de confiance plus grand envers les acteurs de justice coutumière, mais le climat général d’impunité de crimes de guerre (comme le cas de l’affaire Lubanga) contribue, à sa manière, à renforcer le pouvoir considérable de certains chefs coutumiers (comme le cas de l’affaire Kamwina Nsapu) qui se déploient et ont tout intérêt au climat général d’impunité pour perpétuer leurs propres intérêts. Nous voyons donc ici, dans le cas des appareils de résolution de conflit, un serpent qui se mord la queue au mépris du droit des populations.

Pour sortir de ce cercle où les causes et les effets de l’impunité s’entretiennent et s’amplifient, peut-être faudra-t-il que la justice pénale nationale et internationale prenne en compte, au-delà de la sanction pénale, la conscience du condamné sur l’ampleur du crime qu’il a commis et ses garanties à ne plus récidiver. Ceci entre évidemment dans une perspective plus large de réparation en faveur des victimes d’atrocités qui défient l’imagination et heurtent profondément la conscience humaine. Pour atteindre cette perspective, il faudrait certainement l’implication de tous les acteurs nationaux et internationaux qui luttent pour une bonne administration de la justice pénale. C’est ici où les propos de Koffi Annan trouvent leur sens : « ceci est une cause… une cause de l’humanité ».

  1. Nous tenons à remercier Janvier Koko et Julien Moriceau pour les discussions éclairantes eues lors de la rédaction de cet article.

  2. Nations unies, Conseil de sécurité, Rapport final du Groupe d’experts sur la République démocratique du Congo, S/2025/446, 3 juillet 2025, p. 35, §.133.

  3. https://www.radiookapi.net/2023/09/16/actualite/politique/legislatives-2023-invalidation-des-candidatures-de-deux-anciens

  4. Nations unies, Conseil de sécurité, Rapport final du Groupe d’experts sur la République démocratique du Congo, S/2025/446, 3 juillet 2025, p. 35, §§.130-133.

  5. https://maps.peacebuildingdata.org/maps/drc-polls2/#/?series=Latest&indicator=12_4_7

  6. Janvier Koko, Julien Moriceau, et al, Rendre justice sans tribunal ? Expériences de justice communautaire en Ituri, ASF, 2023, p.9.

  7. G. Ngalamulume Tshiebue, « Le phénomène « Kamwina Nsapu » et la défiance envers l’État au centre de la RDC », in Conjonctures de l’Afrique centrale, 2021 : 421)

  8. Idem.

  9. « Le pouvoir coutumier pèse de tout son poids sur la gestion des terres, particulièrement en milieu rural et périurbain. Ces chefs exercent un contrôle sur les terres communautaires considérées comme une propriété du clan ou des lignages. Ils en assurent la distribution et y ont un droit de regard reconnu par tous, autorités ‘modernes’ comprises. Cette coexistence de ce qui est légal et légitime augure d’un pluralisme juridique à la base de plusieurs conflits que l’on rencontre au pays et dans la région, brisant le lien social entre communautés. » (G. Ngalamulume Tshiebue, op. cit., p. 426).

  10. Idem